Le poids d’une plume
La toile est prête, tendue sur le châssis, immaculée. Fadia la contemple un instant et, sans s’attarder, elle sort de l’atelier. Elle va marcher, nager, aiguiser toutes les fibres de son corps pour être prête à la rencontre avec cette toile. Je dis bien rencontre, car si l’animisme a un sens, c’est bien dans la peinture de Fadia Haddad qu’il s’exprime.
De retour à l’atelier, déjà concentrée, elle prépare ses outils, pigments, colle et pinceaux de toutes sortes. La toile est posée au sol, le travail commence…
Comme un chasseur qui prépare ses pièges, comme un danseur aussi qui invoque l’animal, Fadia prépare ce qu’elle appelle la Symphonie : elle convoque les forces, anime les fonds dans un ballet de tensions, de lignes et de couleurs. Elle prépare le lieu idéal…
Cette préparation du tableau est un rituel, comme un appel ou un chant de séduction pour attirer l’oiseau.
Car Fadia peint des oiseaux.
Sans doute faudrait il dire, Fadia invite l’oiseau à venir dans sa toile. Elle l’invite à épouser la Symphonie qu’elle a préparée. L’oiseau vient parfois ou bien il ne vient pas, ou il vient mais il repart. Et Fadia renouvelle sa danse autour de la toile, les pinceaux à l’oeuvre. C’est presque une lutte pour que l’oiseau et sa Symphonie se rencontrent et s’accordent, fusionnent et se conjuguent.
Il y a dans cette élaboration une dépense physique puissante, une énergie de l’instant qui alterne avec des phases d’attente car la matière s’incarne généreusement dans le geste et il faut parfois des heures pour que la matière sèche et que la couleur se révèle.
Le tableau finalement s’achève, réalisant un équilibre vivant, une forme harmonique dans laquelle l’oiseau, finalement capturé, est libre. Il respire, il chante et clame sa présence vivante. Ce n’est pas une image de l’oiseau, plutôt son essence qui apparait, sa présence poétique, plus réelle et finalement plus véritable. L’accord final est la magie de cette chasse parfois longue et laborieuse. La rencontre de l’oiseau et de sa Symphonie prend parfois des mois et les couches de peintures s’accumulent, souvent à l’excès, au risque de faire échouer le tableau.
Cette idée de l’équilibre final s’affirme par la présence partagée entre l’oiseau et sa Symphonie. Il s’affirme également dans le geste et la matière : le pinceau qui se fait tour à tour vif et brutal, tranchant même, parfois, mais aussi suave, délicat et tendre. Cet accord du Yin et du Yang, si précieux pour Fadia fait tenir l’univers tout entier.
A bien regarder son travail, il semble que l’oiseau, toujours le même, toujours différent n’est pas vraiment l’objet de sa quête. Comme le masque, dans des toiles plus anciennes, l’oiseau est la porte, le passage pour atteindre une forme de vérité en peinture.
Cette vérité renvoie chacun à la sensation de la vie en lui, à son risque aussi. C’est bien à cause de ce risque, de cette fragilité conquise que le tableau prend tout son sens et sa valeur à nos yeux. Un équilibre vivant, cela tient à peu de chose en somme, juste le poids d’une plume.
Antoine Petel, le 8 novembre 2025