Je n’ai jamais bien su si la série des Masques dérivait simplement de celle des Oiseaux, dont Fadia Haddad aurait démesurément agrandi les têtes, ou de son goût pour les fétiches Africains. Les deux sans doute. Mais j’aime l’idée que les Masques seraient des oiseaux sans ailes. Dans lesquels l’artiste doit résoudre quelques belles contradictions. Car a priori, quoi de plus statique, de plus hiératique qu’un masque ? Rare sont ceux parmi les masques traditionnels qui ne sont pas symétriques, par exemple, à l’exception sans doute de quelques figures de carnaval, et encore. Or, ceux de Fadia Haddad dansent, comme si le corps du porteur du masque, toujours absent mais auquel l’objet est fondamentalement destiné, lui transmettait son mouvement.
Le plus souvent, cette agitation se manifeste par une simple inclinaison du masque par rapport au cadre de la toile. Elle le peint non dans la verticale, mais selon une oblique. Ce premier déséquilibre une fois introduit, il lui reste à remettre d’aplomb l’ensemble de la composition (« J’ordonne toujours »), ce qui n’est pas particulièrement une mince affaire. Parfois d’ailleurs, le processus est inversé, et c’est le masque qui surgit d’un fond lentement travaillé, mais avec un acharnement que le résultat final ne permet pas toujours de percevoir. Il suffit de savoir que Fadia peint dans un état proche de la transe, que chaque séance de travail se paie de quelques litres de sueur, voire de quelques consultations de kinésithérapeute, pour imaginer l’intensité de la lutte. C’est aussi ce qui rend ses masques si particuliers : ils sont habités, exactement comme le sont les fétiches africains ou océaniens. Sauf que le « mana », l’âme du fétiche, est ici constitué, à la base, de l’énergie que lui a insufflée l’artiste. Certain en deviennent presque effrayants, d’autres au contraire semblent se confondre avec le fond, se résument à un simple trait, une disposition qui fait furieusement penser à la série des « Otages » peint par Fautrier peu avant la Libération de la France. Ou a cet incroyable triptyque de Joan Miro, L’espoir du condamné à mort, dans lequel d’un tableau à l’autre, le trait qui évoque le visage de la victime se fait de plus en plus ténu.
Plus récemment, et si elle utilise encore de temps à autres une disposition oblique, la dynamique du masque dépend plus de sa proportion : il ne remplit plus nécessairement tout l’espace, mais peut être réduit à une petite figure, dans un grand maelstrom de peinture, comme s’il naissait de cette agitation de matière et de couleurs, et, par sa précision, fixait l’ensemble comme pourrait le faire un tenon, un clou, ou un axe. Cela est particulièrement visible dans ceux des tableaux où le fond est quasiment abstrait, généralement doté de la matière assez incroyable que Fadia Haddad a su développer avec les moyens pourtant si simples et pauvres de la peinture à la colle, et où le masque contraste d’autant plus volontiers qu’il est dessiné, lui, avec précision. La fragilité du trait opposé à la violence de la peinture et du geste porte là la tension des tableaux à son paroxysme. Et ceci d’autant plus que la série des Masques, et surtout dans ces dernières années (rappelons-nous qu’elle a été entamée il y a près de dix ans), a été pour Fadia Haddad l’occasion de réintroduire dans sa peinture des couleurs plus franches. Les gris colorés, les terres, les bruns, qui caractérisaient les Oiseaux laissent place à des rouges parfois pétants, ou des bleus d’une intensité que n’aurait pas reniée Matisse.
A l’heure où j’écris ces lignes, il y en a un, tout petit, qui me regarde. Il occupe toute la hauteur de la toile, une forme au trait parfois délayé, parfois au contraire d’une précision extrême, qui esquisse ce qui pourrait vaguement évoquer le crâne d’un cheval vu de face. A la hauteur des orbites, une série de scarifications noires, sept d’un côté, huit de l’autre - toujours ce rejet d’une trop grande symétrie - dessine des sourcils, des paupières, ou autre chose encore. Les lignes convergent vers le centre pour n’en former qu’une, qui descend en une longue verticale ondulante et rejoint en bas le « menton », non sans que trois autres traits ne s’en soient séparés de part et d’autre pour suggérer une « bouche », mais une « bouche » maquillée par un jus, une opalescence blanchâtre qui estompe fortement les traits et les rend presque imperceptibles. A la forme générale de ce « crâne » se superpose une autre, une simple ligne dans ce cas, comme un écho ou un fantôme de la première. Ce qui fait que ce satané masque semble doué d’une pulsation, qui le rendrait effrayant si de grandes taches rouges ne l’encadraient, ne l’avivaient de par et d’autre de l’emplacement des maxillaires. Que quelques lignes et quelques couleurs puissent évoquer tant est un phénomène qui me fascinera toujours. Il paraît qu’on nomme cela la peinture.
Harry Bellet
octobre 2010