Ab-Anbar gallery, London, November 2023

Fadia Haddad: Démasquer son âme, révéler le soi

Née dans une famille beyrouthine de confession grecque orthodoxe et confrontée dès son adolescence à un quotidien marqué par la guerre civile, Fadia Haddad est envoyée à Paris en 1979 pour achever ses études secondaires et retourne à Beyrouth après avoir obtenu son baccalauréat. C’est plus tard, au milieu des années 1980, que commence réellement son histoire avec Paris, puisqu’elle intègre l’École Nationale des Beaux-Arts (ENSBA) et éveille l’intérêt des critiques tels que Jean-Luc Chalumeau : ce dernier écrit un article, paru dans Opus international en 1988, sur l’émergence de cette peintre qui « atteint la beauté sans la rechercher ».

Cette dimension quasi médiumnique de l’art de F. Haddad, comme si elle percevait des formes que personne d’autre ne perçoit, guidée par des forces métaphysiques, trouve à s’exprimer dans les différents cycles qui irriguent son œuvre – à commencer par le cycle des Masques. Initiés depuis les années 2000, que ce soit sur toile ou sur papier, les masques de F. Haddad ne représentent ni un objet de culte, ni un principe de composition. On parlera plutôt d’un activateur de gestes, une boussole avec laquelle la peintre navigue entre inspiration et expiration, transparence et opacité, ascèse et extase. F. Haddad recherche constamment l’équilibre subtil, visuel et psychologique, entre les masses de peinture, jetées à la face du spectateur, et le « masque » géométrique dessiné au crayon. Ce dernier oscille dans les coins et recoins de la toile, tel le pendule du médium sondant les forces occultes qui déstabilisent notre regard,  mais que la peintre s’exerce à dompter, toile après toile.

La souplesse et la sveltesse de ces formes hybrides n’ont d’égal que la décharge d’énergie impensable que l’artiste investit dans chaque toile. Elle qui travaille toujours la toile au sol, en dansant tout autour avec son pinceau-pendule, dépense des efforts dignes d’un sportif de haut niveau, en pleine action. A la recherche de l’équilibre parfait, ses gestes touchent à la grâce d’une danseuse étoile ou d’un funambule marchant dans les cieux. Devant ces formes tournoyantes jusqu’au vertige, on croit parfois discerner une toupie, un pendule ou encore un ouragan, sans qu’elles ne cèdent jamais à la figuration pure et simple. Il y a dans les Masques de F. Haddad une quête de l’état limite, proche de l’envoûtement ou de l’œil méduséen qui nous happe dans une danse en apparence immobile.

Si d’un point de vue strictement pictural, son art cultive des filiations avec l’expressionisme américain, qu’il soit néo-primitiviste, avec Jean-Michel Basquiat, ou abstrait, avec Robert Motherwell, il ne saurait cependant s’y limiter. Au-delà des enjeux poétiques, esthétiques et symboliques, la peinture de F. Haddad relève d’un art total. Certes il rassemble en lui des éléments chorégraphiques, architecturaux et picturaux, mais il représente surtout un espace où l’artiste démasque sa propre âme, pour mieux se révéler au monde. Un exercice de dévoilement et d’introspection radicale, en mouvement et en transformation permanents à partir des mêmes fondations que l’artiste édifie et approfondit, sans relâche, depuis plus de 30 ans.

Symbole ultime de cette transe sans fin, le cycle des Oiseaux, démarré dès les années 1990 et interrompu par le cycle des Masques, fut récemment repris par F. Haddad. Plus précisément lorsque la terre s’est arrêté de tourner, avec l’ère de la Covid-19 et le confinement qui s’est imposé à la majorité de la planète. Plongée dans une recherche effrénée de volupté et dynamique visuelles que lui permet le motif de l’oiseau, elle ne traite jamais ce dernier de manière purement figurative, mais toujours en privilégiant l’équilibre entre forces et formes. L’oiseau tend à prendre une nouvelle dimension, sur des toiles de plus en plus grandes, celle de la soif intarissable de liberté et de mouvement, dans un monde de plus en plus réglementé, contrôlé et masqué. La pulsation rédemptrice et extatique des Masques devient émancipatrice et motrice avec les Oiseaux. Se déployant de toute leur explosivité, à en faire disparaître leurs ailes, les oiseaux de F. Haddad deviennent comme des flèches cosmiques qui fendent la voie lactée. Des objets volants (quasi) non identifiés qui débordent du cadre de la toile vers un hors-champ vertigineux ou la frontière de l’inconnu. Car tout art, pour autant qu’il soit authentique et prenne le risque de dire la vérité de l’être, est en exil.      
 
Morad Montazami


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